Tuesday, December 20, 2005

Crise identitaire



Yad Vashem, la plupart connaissent déjà. A 17 ou 18 ans, beaucoup y reviennent pour la seconde fois. Certains sont des petits-enfants de déportés.

Ce matin, ils sont 59 garçons et filles des classes de Première et Terminale du lycée de l'Alliance Israélite des Pavillons-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, à attendre patiemment l'arrivée de leur guide. Comme 600 autres lycéens de France issus d'écoles privées juives et de quelques lycées publics, ils participent à un voyage en Israël dans le cadre de l'opération Bac Bleu Blanc, organisée depuis trois ans par l'Agence juive. Au programme : découvertes de campus israéliens et de yechivot, visites touristiques, volontariat et travail de mémoire. L'occasion pour ces futurs bacheliers de renforcer leur identité juive avant l'entrée dans un monde "non communautaire" mais aussi de se déterminer quant à la possibilité d'une future Aliya.
"Ce n'est pas la première fois que je viens à Yad Vashem", explique Raphaël, arrière petit-fils de déportés. "Mais comme à chaque fois, ça me conduit à la même réflexion sur l'impuissance juive. On comprend vraiment en venant ici au mémorial et en voyageant à travers ce pays que l'après Shoah marque une rupture. Quand on voit ce qu'est devenu l'Etat d'Israël aujourd'hui, on a l'impression que c'est vraiment une autre ère du judaïsme qui s'est ouverte. Et quand je vois ça, j'ai du mal à imaginer comment faisaient les Juifs, avant, sans Israël".
L'émotion est particulièrement vive quand le petit groupe s'arrête devant plusieurs panneaux géants sur lesquels figurent les noms de déportés. En rouge, les rares patronymes de ceux qui sont revenus. Le contraste choque. "Beaucoup de Juifs séfarades culpabilisent de ne pas avoir été touchés par le génocide, même s'il faut savoir que 25 % des victimes étaient séfarades", souligne Ariel, le guide du groupe. Parmi les lycéens, si tous ne sont pas issus de familles "directement" touchées par la Shoah, chacun y trouve bien sûr une résonance identitaire très forte qui les relient dans un même attachement à Israël.
Au coeur des autres réflexions suscitées par la visite, la question de l'antisémitisme toujours d'actualité, et dont beaucoup se sentent aujourd'hui victimes. Parmi les jeunes décidés à faire leur Aliya, le sentiment d'insécurité qu'ils éprouvent est d'ailleurs un facteur de départ important.
"Ce n'est pas la seule raison" nuance Raphaël. "mais disons qu'outre notre attachement à Israël et la possibilité de mieux vivre notre judaïsme au quotidien, la question de l'antisémitisme, et plus largement de l'insécurité qui touche également tous les Français, est un argument de poids dans le fait de vouloir partir."
Dans le groupe, tous ont au moins une fois essuyés des insultes, notamment dans les transports en commun, en montant dans un bus, avec une kippa. "On l'a beaucoup ressenti pendant l'Intifada, mais disons que les récentes émeutes en France nous confortent encore un peu plus dans notre idée", ajoute Jonathan.
Pendant la visite, Ariel en vient à évoquer la question de l'assimilation des Juifs en Europe. "Pendant la guerre, les Juifs allemands se sentaient tous pleinement allemands, prêts très souvent à mourir pour leur pays. Idem en France, à l'époque, alors que la question se pose davantage aujourd'hui pour les Juifs français." Les lycéens semblent en effet habités par une certaine dualité.
"Moi personnellement, je me sens très proche d'Israël mais pas vraiment Français. A part la famille et les amis, il n'y a rien qui me rattache à la France et qui m'y retient", explique Dan dans un haussement d'épaules. "Je ne suis pas vraiment d'accord", le contredit Raphaël. "Je ne dirais pas que rien ne me rattache à la France. Je sais parfaitement qu'il y a des choses qui me plaisent en France et auxquelles je suis attaché. Un quotidien, une culture, ou tout simplement le rapport au sport, au football, par exemple... Même si je ne pense pas regretter mon choix, certaines choses me manqueront."
Dans le coeur de certains, pourtant, Israël l'emporte largement sur la France. "Je ne ressens rien de particulier, aucun sentiment patriotique pour la France. Dans ma chambre, j'ai accroché un drapeau israélien. Mais jamais je n'irai accrocher un drapeau français", affirme Jonathan en souriant.
En sortant du mémorial, Jordana, 17 ans, dit avoir été "très émue par le nouveau musée". "Je connaissais déjà l'ancien, mais je trouve celui-ci encore plus émouvant : j'ai particulièrement apprécié l'architecture et sa symbolique : le retour vers la lumière et la vue sur Jérusalem, à la fin de la visite..." Quant on lui parle d'antisémitisme, Jordana, contrairement à la plupart des autres lycéens, dit ne pas "se sentir en danger en France". "Ce voyage ne me décidera pas à faire mon Aliya", dit-elle. "Je me sens très bien en France et je n'ai absolument pas envie de partir. Je sais que si jamais je ne m'y sentais plus en sécurité, Israël serait alors un refuge."
La jeune fille se sentirait-elle davantage française que ses camarades ... Pas aussi simple : "Je me sens quand même plus proche d'Israël... Enfin, c'est difficile à dire", finit-elle par répondre, avec un brin d'hésitation dans la voix.
Laura Attias, professeur de Lettres et responsable pédagogique du programme Bac Bleu Blanc, reconnaît que la plupart des jeunes sont dans une "situation problématique par rapport à cette double identité". "Ils sont à un âge où ils commencent à se poser de vraies questions. Nous essayons de leur dire qu'on peut ne pas se sentir déchiré entre les deux cultures, qu'il est possible de pacifier cette double identité. La déchirure ne doit pas être une fatalité ! Il est tout à fait possible de rester fidèle à la fois à notre pays, la France, mais aussi à notre autre pays, Israël", souligne-t-elle. "L'important, c'est de trouver une harmonie pour le jour où ils procéderont à un choix. Ce choix doit être personnel et surtout se faire dans la sérénité."

N. Taylor

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